Durant cette période de dépression, où Angie tentait de se reconnecter à elle-même, à l’extérieur de la prison dans le monde entier, tout s’est embrasé. Lorsque le grand reset se produisit, la plupart des gens furent bloqués chez eux et confinés par un énième appel à la sécurité. Tous les opérateurs téléphoniques furent bloqués instantanément.
Le monde s’est alors retrouvé dans le noir absolu : zéro heure pétante, en Europe comme sur toutes les horloges mondiales. Sur les écrans de télévision de la prison, les premières nouvelles n’arrivèrent que très tard, avec un arrêt total d’internet – les réseaux se sont trouvés rapidement surchargés, provoquant des explosions et destructions de pratiquement 99 % de toutes les structures éoliennes, et panneaux solaires, tout ce qui est hors les antennes 5G.
11 aura suffi de quinze minutes d’interruption de connexion, pour que la population tombe dans le chaos total. Les tentatives de reconnexions à tous les niveaux se révélèrent vaines, même pour les plus grands systèmes de software du monde – les plus grandes capitales connurent un nouveau jeudi noir.
Durant ce laps de temps, considéré comme « sacré » pourrait- on dire, pour certains érudits et pirates informatiques, des portes codées furent rouvertes. Ce fut l’opportunité unique d’infiltrer les 38
sociétés secrètes qui contrôlent le monde. Mais le réel problème n’était pas là ; subissant l’interruption des machines, les hôpitaux n’ont plus eu accès aux données informatiques de leurs patients. Ce qui provoqua une recrudescence d’arrêts cardiaques, de morts en masse.
Ce black-out, si court fut-il, ou trop long pour les mourants, mena l’humanité à une perte d’énergie si considérable, que certains vieux systèmes s’éteignirent à la chaîne sans que personne n’eût le courage ou les compétences de les redémarrer.
Puis dans toute cette folie, quand tout fût rétabli, la première fenêtre ouverte de communication sur les réseaux indiqua à tous les citoyens qui se jetèrent sur leurs écrans le même signal Fin de l’ancien monde, sous le dessin d’un grand Arbre de Vie orange.
Bilan final des médias : des accidents routiers, des distributeurs d’argent hors service, des cartes de crédit inutilisables, et des stations de pétrole prises en otage – alors que dans l’ombre, de nouveaux réacteurs, d’une technologie inconnue du grand public s’activait.
***
Depuis cette introspection exceptionnelle, Angie a maintenant retrouvé sa vigueur quotidienne et gagné toute l’attention de ses compagnes de cellule. Le repas terminé, assise au milieu du réfectoire, alors que toutes sont déjà réunies en cercle en position de tailleur autour d’elle, elle prend la parole, bien que le repas s’annonce turbulent à cause de quelques détenues récalcitrantes. Certaines se joignent au groupe malgré la tension, attentives à ses paroles, tandis que d’autres restent en retrait et chuchotent entre elles.
— À nous toutes, mes amies théoriciennes de la conspiration ! annonce-t-elle en haussant la voix. Approchez-vous, l’heure est grave, j’ai un discours à faire !
— Mais pour qui elle se prend celle-là ? envoie une détenue restée à table.
— Toi la ferme ! défend Enza. Sinon j’te fais bouffer ton assiette !
— Pour donner de la valeur à votre vie, reprend Angie inébranlable, vous devez apprendre à rester sages, maîtresses de vous-même et ne pas laisser certains obstacles entraver votre chemin d’élévation personnelle.
— Il y a certaines erreurs à ne pas commettre ici pétasse ! rétorque une autre en ricanant, surtout face à toutes les épreuves qui t’attendent ! L’objectif des femmes ici, les plus sages, ou mauvaises soient-elles, n’est pas d’obtenir une élévation personnelle, mais des choses matérielles ! Un nouveau pouvoir, ou encore d’améliorer leur statut social dans ce trou à rats ! Alors je ne vois comment tu vas attirer notre attention avec tes conneries new âge !
— Je ne suis pas sûre que d’atteindre l’état de clairvoyance appelé Illumination n’intéresse personne ici ? rétorque Angie. Je sais, moi, comment y parvenir rapidement. Nous sommes toutes arrivées ici, dans cet environnement carcéral exactement pour cela. L’isolement est notre force, le moyen de commencer un vrai travail sur nous-même.
— Moi ça m’emmerde tout ça ! Comme si on avait plus le droit d’être soi-même, dans ce monde de merde sans devoir passer par la case des curés ! envoie Enza irritée.
— À travers votre évolution personnelle justement, souligne Angie. Il y aura des défis, oui ! Certaines d’entre vous voudront même arrêter, et tant pis, mais il faut essayer ! Pour les autres, il s’agit là de reconnaître vos différentes personnalités, notamment les comportements qui vous empêchent de voir clairement les bonnes décisions à prendre, et d’arrêter les processus destructeurs qui vous mènent à l’échec.
— Parfois, c’est une malédiction d’être nées éveillées ! lance Florence. Mais je préfère être d’entre ceux-là, que d’attendre le prince charmant et que la vie me passe sous le nez ! Briser les illusions se révèle rarement une expérience agréable, mais je connais ça la méditation, par mes grands-parents. J’adhère !
— Et le processus de deuil ne s’arrête pas là ! ajoute Lulu. Moi aussi j’ai quelques notions sur la discipline ! On se retrouve après à nouveau en deuil, encore et encore ! On perd tout le monde…
— Enfin, ceux qui ne veulent pas comprendre ! renchérit Enza.
— Remarquez que ceux qui sont dehors, reprend Angie, ils n’en ont rien à foutre de vous, et quand bien même, ils sont déjà morts ! Pour certaines, qui pleurent peut-être encore la perte de leur maman, sachez que tout cela est terminé ! Il n’y a aucun moyen d’échapper à ce qui se passe à l’extérieur, et je pense sincèrement qu’ici nous sommes en sécurité ! Mais avant tout, il faudra maîtriser l’art de plonger dans nos plus sombres sentiers, sans peur, pour plus tard continuer à appliquer ces règles dans nos vies quotidiennes, et rendre le monde meilleur ! Pour cela, je dois vous enseigner bien ces choses, à commencer par le début : savoir faire un saut quantique !
— C’est quoi un saut quantique ? demande Enza.
— On parle de saut quantique, mais en fait, il s’agit d’un changement radical de direction spirituelle, à la suite d’une expérience on peut dire « magique » qui fait que non seulement on change de champ énergétique, mais on découvre aussi une mitre vision de soi, plus intérieure et plus dimensionnelle on va dire. Cependant, à chaque saut, tu ne peux plus revenir en arrière.
C’est là le côté mystérieux. Alors que jamais tu n’aurais pu imaginer une telle chose possible, vivre cette impulsion majestueuse est le début de nouvelles émotions et sensations. Une fois que tu as goûté à ce monde merveilleux, tu ne peux plus baigner dans tes vieilles eaux, tu as sans cesse besoin d’y revenir. La meilleure addiction qui soit.
— Mais pourquoi devrions-nous faire cela ? questionne Florence. Perso, je n’en ai rien à secouer d’aller m’éclater le cerveau, et surtout de ne plus pouvoir revenir en arrière ! T’es tarée ou quoi ? C’est dangereux ton truc !
— Eh bien, sans travailler sur notre développement personnel et spirituel, nous restons souvent figées dans notre passé ! Et dans cet endroit, il est facile de ruminer ! C’est là où notre « folle du logis » entre en scène, et nous empoisonne sinueusement l’esprit ! Et c’est très exactement ce dont Aurel-IA se nourrit, les filles !
— La folle du logis ? demande Lulu.
— Oui la folle du logis ! reprend Angie. Personne, ni aucune institution, ni aucune école ne nous a enseigné à lutter contre ce fléau, ni même nos parents ! Lorsque nous nous branchons à notre passé, pour comprendre les évènements présents de notre histoire, inconsciemment nous récupérons des énergies coincées et emprisonnées en nous, des non-dits, des choses cachées par nos mères, nos familles. Certes, ce sont des parties de nous-mêmes, et par instinct on s’y accroche, mais nous ignorons que dans cette émotion intensément vécue, une autre partie de nous est en marche et se fonde sur les mêmes mécanismes. Ce qui est une erreur !
— Alors qui est la folle du logis ? s’inquiète Lulu ?
— C’est ta méchante Lulu ! ajoute une des détenues.
— Regardez les robots par exemple ! renchérit Angie. Leur compréhension stagne au niveau mental, chez eux, tout est limité. Ils n’ont pas de voix mauvaise qui leur indique des souvenirs du passé.
— Et ton histoire de saut quantique, pour moi tu n’as pas répondu à la question ! insiste Florence. Comment ça se passe ?
— Hé bien… certaines personnes font l’expérience, et il ne se passe rien du tout ! Parce qu’ils n’y croient pas, enfin pas tout de suite ! En réalité, le saut quantique arrive de lui-même quand toutes les conditions sont réunies, et si cela est prévu dans ta programmation intérieure. Néanmoins, même si durant l’expérience tu ne l’as pas vraiment ressenti, ta vie se dirigera quand même dans cette direction. Et petit à petit, vers un rythme plus en harmonie avec la nature : tu auras des intuitions plus claires et une meilleure potentialité à tous les niveaux – plus de légèreté, connexion, spiritualité, abondance et unité. Un peu comme si tu levais partiellement le voile de l’illusion et que tu comprenais mieux le fonctionnement de l’ensemble.
— On veut essayer ! s’exclament quelques filles emballées au fond du réfectoire.
— Ouais nous aussi ! ajoute Florence, au nom de sa clique. Dis-nous comment y parvenir directement, sans détour et sans intermédiaire à ton saut machin ?
— Par une Kundalini d’abord. Je vous l’enseignerai avec joie ! C’est le nom de l’expérience par laquelle on expérimente un saut quantique. Mais pour garder les effets, et l’expérimenter vraiment dans votre vie, durablement et efficacement, ça ne s’arrête pas là – il faudra persévérer et viser la voie pure, la dévotion suprême, qui n’est autre que la récitation quotidienne de Nam-myoho-renge-kyo. La Kundalini, sans cela, ne rime à rien -c’est comme jeter de la poudre aux yeux d’un concurrent pour l’empêcher de voir le vrai jeu. C’est un enseignement provisoire qui mène à une recherche plus profonde. Si vous le souhaitez, je vous montre comment y parvenir prochainement !
Les Sukeban ont rejoint une nouvelle réunion tenue à la Mosquée de la prison cette fois, là où les détenues ont choisi de créer leur première assemblée interculturelle.
Angie entame son discours dans un grand silence – l’attention qui lui est portée par la foule qui est venue l’écouter est intense.
— Qui entend la loi bouddhique et l’adopte au bout de quelques récitations, s’est probablement déjà adonné à ces pratiques dans ses vies antérieures, disait Miao-Lo. Comme une graine de Lotus qui aurait été plantée et qui renaît à l’appel du son sacré Nam-myoho-renge-kyo. Puis, ajoute Angie, ce n’est pas une chose ordinaire que de rencontrer cet enseignement, d’être né à l’époque des derniers jours de la loi et de pouvoir réciter les paroles de ce Sutra. De plus dans ces écrits, il est dit : Ceux qui, dans des existences passées, ont fait des dons à des dizaines de milliards d’éveillés, renaîtront sous forme humaine et auront foi.
« N’est-ce pas merveilleux, mesdames ? On peut donc en conclure que même si nous sommes des personnes mauvaises nées à l’époque des derniers jours de la loi, cela ne dépend pas de légèreté ou de la gravité de nos fautes ! Nous avons la possibilité d’atteindre l’illumination simplement en récitant ce Sûtra ! Vous faites partie de famille d’ouvriers, nés d’anciens guerriers, vous avez quitté votre pays, et vous êtes ici maintenant incarcérées ! Ecoutez-moi toutes ! Pourquoi ne pas nous en remettre à notre devoir initial, notre mission ? Vous devriez sérieusement y réfléchir !
— Mais on n’a pas tous envie de devenir des moines ! envoie Lulu. Moi par exemple, je voulais être chanteuse ! Le problème est que mes parents m’ont obligée à tenir leur satanée boutique de souvenirs ! Et j’ai dû me débrouiller seule pour me défendre le soir quand il était tard. C’est ainsi qu’on s’est connues, n’est- ce pas les filles ?
—• Et qui t’as dit que tu allais devenir moine ? s’écrie Angie.
— Pas pour moi ! assure Enza. Encore une fois, je n’en ai rien à carrer de tout ça, ce n’est pas mon problème de sauver le monde !
— Ce n’est rien, reprend Angie. Tu dois seulement apprendre à te contenir, c’est déjà bien ! Retiens juste qu’on a une conscience primaire et une conscience secondaire – et on ne peut pas négocier avec la conscience secondaire OK ?
— Ça, c’est vrai, tu devrais apprendre à fermer ta gueule ! dit Florence en ricanant.
— Il faut rejeter la seconde conscience avec la première, et de plus dans la joie… Ouais, je sais, ce n’est pas gagné ! »
Rire général.
❖
Après plusieurs semaines d’attente sans nouvelles des siens, Angie ne cesse de se retourner dans sa couchette depuis cinq heures du matin.
— Putain, mais arrête ! lance Enza, réveillée par le bruit du plastique du matelas. Ne commence pas à nous faire chier ! J’ai besoin de me recharger moi !
— J’ai fait un cauchemar, désolée ! Je vais me calmer, on en parle plus tard…
Arrivées toutes à la table du réfectoire depuis l’aube, les Sukeban scrutent l’arrivée de l’insomniaque qui arrive en retard, avançant lentement et pieds nus en canard sur le balatum. Le regard fixé vers le bas et la mine grisée, Angie porte une énorme ride au milieu du front qui vient assombrir sa bonne humeur.
— Bonjour mams ’elle ! lance Florence plutôt attendrie par sa bouille rigolote. Pas besoin de te demander si t’as bien dormi, on connaît toutes la réponse !
— Ouais, t’as rêvé de quoi au fait ? demande Lulu intriguée. Tu as marmonné des mots bizarres, hein, les girls ? On dirait une extraterrestre, c’était quelle langue ton charabia ?
— J’ai rêvé de Nikola, le mec dont je vous ai parlé il y a quelque temps justement, après ma petite dépression.
Cette nuit, c’était un songe tout à fait délicieux. Jusqu’à ce que…
Houement des filles à l’unisson.
— Oui ! Sauf que tout a été court-circuité par des images complètement hors contexte. Comme si quelqu’un avait capté la scène érotique et avait voulu la supprimer !
— Développe, dit Florence, ça m’intéresse l’amour ! Raconte-nous tout ! C’est qui ce mec ?
— Moi aussi, dit Lulu ! Tout le monde dit tout et n’importe quoi à propos de ça ! Ouais, raconte !
— Et moi donc ! rétorque Enza, t’as baisé avec lui ou pas ?
— Bien les filles ! En dehors des relations en rêve, il ne s’est jamais rien passé entre nous !
— Oh, mais que c’est triste ! s’exclame Enza. Comment ça, ce n’est pas ton mec ?
— Euh… non… il s’agit plutôt de mon intuition qui parle, quelque chose de grand arrive, je ne sais pas quoi, mais ça arrive !
— Pff… que de la supposition ! envoie une détenue. Moi j’me tire d’ici !