Angie et Regina sont désormais à environ quatre-vingt-dix mètres de profondeur depuis le ponton de base. Une lueur blanche, comparable à celle d’un néon, naît progressivement dans l’obscurité et éclaire le fond du chemin qui semblait sans fin, au fur et à mesure de leur progression, compliquée par les । h mes et les fougères encombrant de plus en plus le passage.
Soudain, une branche frappe Regina au visage, brisant la diode de sa lampe frontale. Le protocole d’Hàxor est intraitable à ce sujet : pas de secours possible en cas d’accident. Angie doit l’ignorer, voire tirer trois fois sur la corde et remonter si nécessaire. Une fois de plus, la bannie panique, tente de se retourner. Mais Angie presse le pas, et cette fois la pousse violemment en avant.
Une étroite clairière apparaît enfin, visiblement taillée par la main humaine. I1 y a là une petite table posée, quatre chaises renversées et deux tentes sommairement plantées. Des restes de nourriture jonchent le sol, de nombreuses boîtes de médicaments, bouteilles d’alcool vide et des bidons d’eau de javel.
Plusieurs porte-bonheur sont accrochés aux branches d’arbres, des symboles religieux et des lettres.
Angie s’assure tout d’abord que le lieu n’est pas occupé, jetant quelques coups de pied dans les toiles de tente. Autour d’elles,
les arbres trop touffus pour laisser voir au-delà entourent formé avec des pierres. Lorsqu’on se tient sur l’une des pointes, les quatre autres mènent à des entrées différentes dans la forêt.
— C’est donc ici que tout s’arrête pour moi, Angie ?
— C’est ici que j’ai pour mission de te laisser, oui. Tu me fatigues avec tes reproches… Aujourd’hui, vous autres camés à L’Équilibrium et autres substances, vous n’avez plus que ça à la bouche : votre survie et votre confort, sans vous préoccuper des autres ! La vérité, c’est que les gens se mettent à te respecter uniquement quand ils n’ont plus le choix et que tu te montres plus forte qu’eux ! Si tu faiblis un instant, ils te marchent dessus comme de la merde. Si tu veux avoir une chance de revenir sur la Station, tu devras d’abord prouver que tu sais résister ici seule, c’est la règle ! Comme je t’ai dit, prends une de ces quatre routes. Tu es ici pour communiquer avec les éléments ; le vent par exemple, tu devras suivre ses directions ! Change d’avis, bouge, reviens sur tes pas. Expérimente la vraie douleur ! C’est le seul moyen de trouver les solutions qui te mèneront au but !
— Je ne suis pas sûre de comprendre de quoi tu me parles… C’est cher payé, je trouve ! Ordure !
— Écoute, c’est en sortant de ta zone de confort que tu percevras tes capacités de survie. Si tu persistes à te perdre dans une autre voie que celle de ton intuition, et que tu te complais à te comporter en victime de ton destin, tu t’enchevêtreras encore vers des voies mauvaises. Tu sais, il existe un secret pour revenir sur le bon chemin, chaque fois que tu perdras ta direction : c’est cette boussole spéciale en toi, ton réacteur intérieur – ta boussole du cœur. Lorsque tu entendras ton tambour intérieur battre la chamade, tu commenceras à apprécier différemment l’adrénaline qui monte en toi : la peur te sera vitale. Crois-moi, l’appel puissant de ton cœur te ramènera là où tu dois être. Fais preuve d’un grand courage, et lâche prise avec ce que tu as connu autrefois… Allez, prends ce sac ! Tu y trouveras des rations de qualité pour une semaine, des sachets de purification d’eau, une couverture, un bonnet, des chaussettes, un casque de chantier, un couteau suisse et un peu de matériel médical. Pour lampe frontale, je ne peux pas me permettre de te laisser la mienne, je dois assurer ma sécurité. Il va falloir que je parte, ce sont les ordres. Et puis, je n’ai plus de corde.
Je t’en prie, ne me laisse pas ! Parle au Conseil et reviens me chercher ! Toi-même, tu m’as toujours dit qu’il y avait une solution à chaque problème !
Je viens de te l’expliquer à l’instant, conclut Angie en niant énergiquement sur sa corde. La solution est en toi. A Dieu, Regina !
I n quelques secondes, Angie disparaît dans la nuit sombre et ans lune. Terrorisée, se sentant abandonnée au milieu de l’enfer, Regina s’écroule en larmes.
Désormais face à elle-même, elle se sent vidée de toute énergie. Elle s’accroupit contre un arbre, écrasée par ce châtiment qu’elle estime injuste. La pluie fine et tenace, qui n’a cessé de s’abattre sur la forêt depuis leur descente, crépite sur sa capuche. Sentant son corps se refroidir, elle s’endort abasourdie l’esprit tourmenté.
Le trio a assuré la remontée d’Angie sur le ponton avec une ‘ rapidité déconcertante. Secouée moralement et le visage fermé, la « lie fié de mission reste silencieuse et reçoit, en guise de félicitations, quelques tapes dans le dos. Entre-temps, une voiture diplomatique dépêchée sur les lieux les attend au bord de la route, phares allumés. On les informe dans leur casque qu’elles ne doivent pas rester dans le coin, leur présence ayant déjà été repérée par les villageois ; une milice locale est déjà à leur recherche.
Elles regagnent rapidement la BMW spacieuse et roulent aussitôt à vive allure en direction d’une auberge perdue dans les montagnes qu’Angie connaît parfaitement. Elle y a réalisé ses premières expériences quantiques avec Antonio di Vi.
Il est minuit. À leur arrivée, l’immense portail de fer forgé s’ouvre lentement, dans un sinistre grincement. Cheveux très courts et vêtu d’une longue toge de lin, le gardien, un petit Indien d’un certain âge, les attend devant le vaste chalet et les accueille en se prosternant les mains jointes.
— J’imagine que vous n’avez pas de bagages ! lance-1-il l’air amusé, tout en invitant le groupe à entrer dans la demeure, presque dansant. Enlevez vos chaussures, s’il vous plaît, mesdemoiselles ! Je ne voudrais pas que la propriétaire de lieux soit contrariée de voir une tache sur son marbre !
Fermant la marche sans presser le pas, Angie voit surgir deux gros rottweilers du fond du parc, arrêtant des mottes de gazon sous leurs griffes. Terrorisées, les Sukeban n’ont que le temps de hurler ; les deux chiens leur bondissent dessus, projettent Angie au sol, et l’inondent de leur bave câline : la frayeur collective se transforme en un immense fou rire.
Remises de leur émotion, le trio se montre passionné par la propriété ; elles sont autant surprises par les œuvres d’art que par l’aura qui imprègne son architecture. La visite est guidée par Marie-Jeanne, attentive à leur comportement. Sur la table de la salle à manger au plafond cathédrale, illuminée par un immense lustre de cristal, un banquet a été dressé pour l’accueil du groupe : quelques bouteilles de champagne reposent dans des seaux argentés et des coupes n’attendent plus que d’être servies.