Allongée dans sa capsule en orbite sur TES369, Angie fredonne des notes de musique classique. Au terme d’une longue méditation, elle reçoit un message en provenance de la Terre sur son écran méta. Curieuse, elle accepte spontanément l’invitation – c’est la première fois que quelqu’un cherche à la contacter depuis son envol sur la Station.
Le cœur battant la chamade, sous l’intuition positive qui l’inonde à l’instant, elle ouvre l’application, patiente jusqu’à la fin du téléchargement qui lui paraît une éternité.
— Nikola !
Elle voit apparaître ce visage brillant et magnifique : ses grands yeux bleus la ramènent immédiatement à tout l’amour qu’elle lui porte. Tous deux restent muets, troublés et déboussolés par cette connexion improbable, dans cet univers méta splendide qui correspond parfaitement à leurs images et aspirations préférées.
Dans cette rencontre mystique, virtuelle et irréelle, leurs mains tentent de se toucher, leurs joues s’effleurent. Puis, après quelques minutes d’imprégnation, de passion et d’émotions intenses, ils s’assoient enfin sur un banc, tout en continuant de contempler le décor romanesque qui s’offre à eux.
— Où étais-tu ? murmure Nikola à son oreille, s’approchant un peu plus d’elle, malgré sa légendaire timidité et la pression indescriptible qui monte.
— Je suis loin maintenant, mais ne t’inquiètes pas, j’ai un plan ! J’ai été incarcérée, puis envoyée à plus de 112 millions de kilomètres de toi, sur une station. Tu n’étais pas au courant ?
— Pas du tout ! Entre-temps, j’ai été radié moi aussi de mon loi» à la Défense. Sans explication ils m’ont mis à l’écart ! Mais il fait néanmoins des découvertes époustouflantes… Es-tu prête à me suivre si je t’explique tout ?
-Oui, bien sûr ! Moi aussi, j’ai tellement de choses à te raconter ! Mais je t’écoute attentivement !
Tout ce que nous voyons ici, tu T’es toi-même probablement compris, n’est qu’illusion ! Ta vie présente n’est qu’une parcelle, une séquence de ce que tu as déjà été, ou sera. Imagine tout ce que j’ai découvert, et ce qui sera bientôt possible !
11 écarte du doigt une icône sur son écran virtuel.
« Que vois-tu ici ? C’est toi hier ! Et si j’agrandis l’image, c’est toi là maintenant ! Si j’agrandis encore de plus près, c’est toi ici demain! N’est-ce pas fabuleux, toutes ces vies successives ? Ce majestueux catalogue avec des hologrammes infinis ? Rien que des tranches de vie illimitées à perte de vue… C’est un programme que j’ai créé moi-même, où tu peux entrer en contact simultanément avec tes autres vies : nos spectres ont intégré à partir de nos quatre-vingt-quatre mille existences dans ce système solaire ! Toutes ces séquences, vécues ou pas encore, agissent en même temps. Pour chaque personne, ces vies ont lieu sur une échelle de 200 000 ans – l’âge de la venue sur terre de l’Homme en somme, le point Zéro : quatre-vingt-quatre est le nombre qui indique, que nous en soyons conscients ou pas, le chemin parcouru par l’humanité sur la planète. Le dossier que tu vois là, cette petite boîte, représente ton karma. Et il en est ainsi pour tout le monde. Chaque fois que tu changes quelque chose dans l’instant présent, tu peux tout changer !
— Je peux alors voir tout ce que je suis depuis l’éternité en un seul clic, c’est ça ?
— C’est ça !
— Je suis si loin de la Terre, Nikola, maintenant ! Si tu lèves les yeux au ciel, vers Mars on peut dire, tu verras une étrange étoile briller ! Prépare-toi simplement au même envol. Je te promets que je reviendrai te chercher, et ne demande pas comment, prépare-toi simplement !
— D’accord Angie ! Je t’attendrai !
Sur ces derniers mots, heureux d’avoir pu la revoir, Nikola quitte du doigt la conversation, tandis qu’Angie élabore déjà la meilleure stratégie pour réaliser son vœu.
** *
Trois mois se sont écoulés, durant lesquels les Sukeban et les hosts, encouragés par leurs leaders respectifs, n’ont cessé de s’imaginer le sauvetage de Nikola et de s’encourager mutuellement. Jour et nuit, tous s’entraînent à la méditation, s’imprègnent des meilleures règles de comportement et montrent l’exemple à toute la communauté par un dévouement indéfectible. Depuis leur dernière mission avec Regina, ils sont devenus les personnalités les plus populaires de TES369 et commencent à former d’autres jeunes membres de la Station à ce genre d’exploits.
***
Cher Nikola,
Aujourd’hui est le jour du grand départ !
Dans maximum 2 h, tu trouveras un colis dans ta boîte postale, contenant :
- une combinaison d’une matière révolutionnaire coupée à /< ‘.v mesures ;
- un casque ;
- des bottes ;
- des gants.
Tu devras t’en équiper immédiatement. J’espère que tu te tiras en sécurité pour la suite des évènements ! Tu trouveras aussi de l’encens et quelques brins de sauge. Brûle-les quand tu pu lieras ton appartement, ça purifiera l’endroit. Ce processus naturel mettra en bug les systèmes olfactifs des androïdes à ta recherche.
À 17 heures, après la livraison du kit, des hommes vont frapper à ta porte. Ne pose pas de question, fais-leur confiance. Us ne sont pas habilités à parler notre langue et ne comprennent Ai1 toute façon que le jargon militaire japonais. Ils nettoieront loin derrière toi !
Je t’avais dit que je reviendrais !
Angie
Ce mail, court, mais intense, vient balayer les doutes de Nikola, comme un grand vent chasse les nuages amoncelés et permet à la lune d’apparaître dans tout son éclat. Frustré de ces infos minimalistes, il a pourtant revêtu ladite tenue et se tient depuis près de vingt minutes au milieu des souvenirs de la vie qu’il s’apprête à quitter. Il aime cette adrénaline qui monte en lui, cette énergie si puissante qui galvanise son être : la peur de l’inconnu.
Lorsque je regarde la vie aujourd’hui me donner une seconde chance – elle, qui m’a rendu si intelligent – j’imagine que c ’est probablement grâce à mes parents, malgré leur rustre éducation. Ce qu’ils voulaient à tout prix, c ’était un génie ou rien ! Maman a choisi de mettre sa carrière entre parenthèses pour se consacrer uniquement à moi, je dois le reconnaître ! Mais Papa en a profité pour asséner ses propres règles de droiture et principes d’enseignement complètement débiles… J’en conviens, je suis devenu fou ! Mais je vais sortir de tout cela… J’en suis aussi certain que le bonheur de se réchauffer les mains au bord d’un feu, ou de les plonger dans la fraîcheur de l’eau.
Dehors, c’est l’heure de pointe toxique, le retour des piqués à /
1’Equilibrium vers leur domicile, dans un embouteillage immense et quotidien de voitures volantes qui affluent en tous sens. Les conducteurs s’énervent et s’insultent à travers les vitres blindées, dans cet enfer inéluctable où le monde véhiculé aime se défouler le soir, pour éviter de se décharger plus tard sur la famille.
Ces machines ambulatoires, dont l’intelligence dépend désormais d’Aurel-IA, sont presque toutes gérées par de grandes entreprises, via un abonnement obligatoire payable d’avance sur la Toile. Les véhicules non répertoriés – et surtout s’ils se révèlent trafiqués et ne respectent pas les normes multinationales – sont automatiquement traqués par des drones et finissent soit pulvérisés en pleine course, soit déclarés sur la liste noire du Dark web. Les récalcitrants qui conduisent hors la loi avec des bolides fabriqués à l’ancienne et parviennent à se faufiler entre les mailles du filet sans se faire détecter tant leur mécanique est sophistiquée, restent les derniers rois du système : les Anonymous.
Ces trois dernières années, la gérance de l’Ordre mondial à travers l’automobile a tellement rendu l’homme si docile, si culpabilisé pour son comportement immoral (pourtant jadis toléré) qu’il vit maintenant dans la peur de payer un impôt sur son impact énergétique et son attitude déplacée.
Quatre cent quarante-quatre mille points ont été récemment attribués à chacun : un crédit qui range “Monsieur et Madame tout-le-Monde” dans une forme de vie bien sage, loin de la liberté tant attendue par l’ensemble de l’humanité. Et tant vantée par les applications sur les réseaux sociaux. »
La sonnette de l’appartement retentit enfin. Six hommes se présentent face à Nikola. Des effaceurs, qui le saluent aimablement d’une courte révérence. Envoyés par TES369, ces ■ péris sont engagés pour escamoter des personnes et les । amener au lieu stipulé dans leur contrat – un service assez ‘ mirant dans tous les États du monde, bien connu par les élites.
Une fois à l’intérieur, le chef de troupe échange un regard complice avec ses collaborateurs, et tous se mettent au travail en enfouissant les affaires personnelles de Nikola dans des cartons. Dans un anglais sommaire, il ordonne à la cible de laisser derrière lui ses cartes de crédit, son permis de conduire et sa pièce d’identité.
Nikola s’imagine que là où il va, il y aura peut-être un dialecte unique, puisque le véritable sens de la paix mondiale réside selon lui par I ‘unification des langages. Dénué de toute inquiétude, il « in il, surpris par le sérieux de l’opération. 11 se fiche désormais royalement de tous les travaux qu’il va laisser à ses collègues : Inutile d’emporter quoi que ce soit avec moi, j’ai tout dans la tête . Disparaître est probablement la meilleure chose qui pouvait m’arriver.
Ses visiteurs s’empressent de récupérer tous les biens transportables dans leurs grands sacs argentés, et en moins de deux heures, aseptisent T appartement, bientôt ruiné de tout ADN par une pluie glaciale d’azote. Une voiture diplomatique, badgée au nom du NEOM, parquée aux abords du site, les embarque et fonce dans le brouillard, empruntant une voie d’arrêt d’urgence.
Soudain, alertés par l’infraction en temps réel, quatre motards viennent se positionner de chaque côté du véhicule. Nikola s’attend à une arrestation. Mais alors que le passager du véhicule ouvre la vitre et présente un écusson, le motard disparaît avec toute sa troupe en un éclair… laissant la cible stupéfaite.
Après un long trajet jusqu’au cœur de Paris, il est attendu sur la grande esplanade du Louvre par un groupe de personnes vêtues d’une même combinaison noire. Rempli de gratitude et d’euphorie, il se hâte vers eux, tendant les bras vers le ciel en vainqueur.
À présent réunie, la troupe avance côte à côte, d’un pas fier et déterminé en direction de la Pyramide, plus étincelante ce soir-là que jamais. Ils parviennent à une immense porte blindée, confondue dans les murs, qui apparaît et s’ouvre après l’identification faciale de chacun. Puis sur un grand escalator, qui mène au sous-sol de l’édifice.
Prêt au décollage, l’Astra DR3B les y attend, parqué dans un tunnel, dont l’issue et le contour rayonnent d’un cercle gigantesque de lumière blanche.
L’équipage se voit cordialement invité à s’installer dans le bolide, tandis qu’Angie en sueur enlève enfin son casque. Tournant la tête vers Nikola, elle joint les deux mains et lance à la ronde :
— Attachez vos ceintures, décollage immédiat vers la station TES369 ! Arrivée dans trente minutes ! annonce Aurel-IA.
Au moment où Nikola reconnaît son visage, son âme s’emplit de l’amour inconditionnel qu’ils se portent mutuellement. Alors que toutes les filles révèlent à leur tour leur identité, toutes se mettent à hurler et taper dans les mains.
lit toujours plus taquine que les autres, Enza tente d’embarrasser le nouveau venu.
— Hey, le beau gosse ! Tu vas devoir te taper le test d’aptitude hein, pas trop les jetons ?
— Arrête ! supplie Angie, laisse-le tranquille…
Alors que toutes se mettent à rire, leur passager reste imperturbable. Lajoie qui l’habite a vaincu son anxiété habituelle il aime cette expérience plus que palpitante.
* * *
Arrivées sur la Station, et durant toute la visite guidée, les h Iles ne peuvent s’empêcher de lâcher des commentaires plus que piquants : beau, blond, beau cul, belles mains. Angie reste en h irait, fidèle aux ordres donnés par le Conseil, mais elle jette de temps à autre des petits regards vers son bien-aimé, qui ne la calcul plus : curieux de tout, il découvre maintenant la salle des aquariums, puis s’approche de la vitre pour tenter d’entrer en connexion avec l’un des mollusques parqués contre la vitre, qui a aussi attiré, s’approche.
Ne le regarde pas, s’affole Florence. Il va te démonter !
Trop tard, ajoute Enza. La vieille chique s’est réveillée !
I in flash électrique surgit et dessine un grand arc de lumière dans la pièce, provoquant une onde de chaleur qui envahit maintenant toute la communauté et les plonge dans un silence. D’autres petits poulpes, sensibles à la vibration, se joignent • h ni mère – qui continue à fixer Nikola depuis maintenant cinq minutes. Les murs se mettent à trembler, les Sukeban sont ukisourdies.
— Ne restons pas là, nous sommes attendus, les secoue Angie.
— Ouais, on a d’autres chats à fouetter! Ça devient dangereux, acquiesce Lulu.
Hàxor les attend, tranquillement assis sur les marches de l’immense escalier qui mène à la grande porte dorée. 11 est chargé de récupérer Nikola, selon les recommandations d’Antonio di Vi, et de l’emmener dans les quartiers masculins… Tout comme Angie, il a reçu une affectation particulière à l’étage le plus élevé, là où résident les plus hauts potentiels et certains membres du Conseil. Au bout de l’allée, on peut distinguer deux luxueux escaliers en marbre, qui forment un grand H, d’une hauteur incommensurable, avec de somptueux couloirs partant de chaque côté.
Les filles rejoignent déjà en courant leurs capsules, tandis que Nikola et Angie échangent un furtif câlin avant de se quitter. Impressionné par la hauteur des marches, le nouveau venu lève un regard inquiet.
— Sois rassuré, y a l’ascenseur, lance Hàxor, gêné par la scène intime à laquelle il n’a pu échapper. Ce sont les seuls mots d’ailleurs qu’il prononcera.
— OK, je n’aime pas beaucoup les escaliers !
Durant la montée, les deux hommes s’observent sans scrupule des pieds à la tête. Dévoré de jalousie, Hàxor se rassure en se disant qu’ils ont le même dénominateur commun : Angie. Après tout, l’un et l’autre ont toujours voulu la protéger… Sauf que Nikola a l’avantage. C’est lui qu’elle aime.
Arrivé dans sa capsule individuelle, Nikola l’inspecte minutieusement, et la juge plutôt à son goût. Se sentant soudain épuisé, il congédie aimablement Hàxor. Et pour reprendre quelques forces, s’allonge pour un moment plus paisible. Encore attentif, il remarque le petit objectif au plafond qui le fixe…
1 leureux malgré tout de ce nouveau conditionnement, il repense au décollage impressionnant du supersonique vers la station : leur passage dans un anneau de lumière, un trou noir qui les a projetés hors du temps, à une vitesse incroyable. Par conséquent, sa théorie sur le transmetteur magnifiant n’est plus une fiction.
Resté posté à l’extérieur, Hàxor a reçu l’ordre de l’attendre avant de l’escorter jusqu’à la salle des dimensions pour le test d’aptitude.