Depuis quelques jours, Nikola attire bien des personnalités dans les salons où les hommes se rejoignent quotidiennement pour boire et fumer. Des rumeurs circulent à propos de sa relation sur Terre avec Regina autour de la table centrale.
— Non, ce n’est pas possible, elle n’a pas osé… murmure-ton.
Tandis que Nikola salue aimablement ses convives, en ignorant les réflexions faites à voix haute, une deuxième table indique que cet homme qui vient d’entrer est fort intelligent et qu’il n’a rien à voir avec ces ragots. En quelques phrases brèves, il parvient à détourner l’attention, démontrant la chute prochaine de la santé publique : non seulement à cause du nouveau virus – plus virulent que jamais sur Terre, qui s’attaque désormais à nos défenses immunitaires – mais aussi de la production d’aliments artificiels par les machines.
— Celle-ci provoque une augmentation du poids de la population et donc, il me semble, une tentative de génocide planétaire ! lance-t-il avec passion. Une extinction lente et massive de l’espèce humaine ! Il est très douteux que nous puissions prospérer avec une telle nourriture, si on laisse faire… La productivité au sol est devenue quasi impossible et l’exportation issue de serres indépendantes ne reste abordable 118
que par les privilégiés ! Nous devrions faire livrer des cargos de vivres frais pour ceux qui continuent à faire le boulot pour nous en bas !
Présent dans le cercle des curieux, Antonio di Vi goûte peu l’altruisme de Nikola et ces détails dérangeants, qui mettent à mal les enjeux de la Station. Il se dit que ce jeune pédant est bien trop fragile pour prendre des décisions importantes. Agacé par ses gestes et ses manières, qu’il juge trop légères et très féminines, il quitte les lieux. Il est temps de convoquer Angie, pour l’informer définitivement sur sa mission et de l’exposer à ses responsabilités en tant que prochaine gouvernante de TES369.
Vous avez rendez-vous à la table du Conseil à vingt heures pour le dîner, annonce Aurel-IA sur l’écran d’Angie.
* **
Au terme de sa séance de yoga, Angie songe au fait qu’elle n’a toujours pas pu rencontrer son bien aimé depuis son admission sur TES369. Mille fois, elle a pensé à se déguiser en homme, pour accéder à ces quartiers interdits aux femmes et se faufiler par les escaliers communs… mais les androïdes et Aurel- 1A sont partout.
Sur la Station, tous les rendez-vous, même privés, sont organisés et contrôlés : aucun membre ne doit s’adonner à des relations sentimentales, sauf si elles sont déclarées au Conseil. D’ailleurs, Enza aurait été transférée dans un étage inférieur pour avoir enfreint certaines consignes.
Angie soupire, patiente et consciente que plus rien maintenant ne pourra les séparer : elle a désormais toute l’éternité pour consommer son amour avec lui.
20 h. Dans sa capsule individuelle, le crâne brillant et vêtu d’un costume impeccable, Antonio accueille Angie avec un gros bouquet de roses rouges. Parsemé de paillettes, de diamants, d’or et d’argent, le décor est si luxueux qu’elle se sent presque mal à l’aise. La table a été dressée avec soin pour deux, un couvert à chaque extrémité et un seau de champagne au milieu.
— À quoi penses-tu, mon enfant ? Tu as l’air si songeuse !
— Je suis curieuse de savoir pourquoi tu m’as fait venir Tony… J’ai un mauvais pressentiment.
— Mais pose-toi enfin ! Tu devrais être heureuse : le jour de ta nomination arrive et tu as retrouvé ton Nikola ! Être gouvernante de la Station est une bien grande responsabilité, tu sais… Voilà pourquoi tu es là ! 11 faut absolument qu’on parle de cet évènement !
— Tu n’as pas tout dit, il me semble, sur les intentions d’Aurel-IA et du Conseil… Tout cela n’est pas clair et ça m’embrouille la tête !
— Effectivement : tu n’as pas l’air très en forme ces derniers temps, comme me l’indiquent ton rapport et l’expression de ton visage… Tu cries la nuit… De quoi as-tu peur ? De quoi rêves- tu ? Dis-moi !
— Ce n’est pas la peur, Tony, c’est autre chose… Je vois la mort, rien que la mort, je vois des zombies partout !
— Angie, beaucoup de gens vont mourir, certes. Il est convenu de maintenir la population sur Terre en dessous de 1 000 000 habitants, c’est notre objectif, et nous n’en sommes qu’à un milliard… Et puis, c’est la guerre, nous avons besoin de soldats ! Les zombies, c’est juste de la chair à canon. Laisse-moi plutôt te rappeler quelles seront tes nouvelles responsabilités et ce que tu vas apporter au monde entier… Ce monde est tellement fait de gens qui se fichent de tout, à part de leur petit confort. Tu devrais trouver logique qu’ils payent pour tout ce qu’ils ont fait !
— Non. Ce n’est pas ce que me dit mon intuition.
— Nous devons faire le mal parfois, reprend Antonio, pour rétablir l’équilibre ! Cette fois, il n’y aura pas de punition à la fin, ce sera différent. Mais tu dois d’abord accepter la vérité, sans réaction.
— Quelle vérité ? Il n’y a aucune vérité pour moi, seulement T interprétation qu’en tire chacun.
— Tous les gouvernements ont planifié ensemble ce qui se déroule actuellement sur Terre, c’est notre grand agenda 2030. Le grand effacement ! Le krach boursier, le plus gigantesque de tous les temps, la plus grande déflagration de l’Histoire moderne.
— Est-ce le vaccin, comme l’a suggéré Aurel-IA, qui est responsable de tous ces morts ? Je n’ai même pas pu dire au revoir à mes parents, c’est injuste !
— Cela devrait te suffire comme explication… Et puis, à propos de tes parents, je t’ai déjà fait part de ma reconnaissance envers eux, qui jouissent actuellement d’un grand statut privilégié. Laisse-les en dehors de ça ! C’est incorrect sur notre Station de revenir sur le passé et de s’opposer à ses parents. Et contrairement à eux, tu n’as pas suivi l’indication concernant la vaccination, c’est une grande preuve d’intelligence ! La plupart des gens n’ont pas voulu savoir ce qu’il y avait dans L’Equilibrium. Ils ne voulaient surtout pas le savoir, comprends- i h ? Us voulaient juste continuer le cours de leur vie dans la plus grande ignorance !
— Regarde-moi bien dans les yeux, Tony… Que vois-tu ?
Fasciné par son sérieux, il explose de rire.
« Tu ne vois rien, n’est-ce pas ? reprend-elle plus agacée encore. Cela prouve que sans Aurel-IA et sans moi, tu n’es rien !
— Eh bien, tu ignores une chose, ma belle ! reprend-il, tout aussi ému qu’elle. C’est que tu n’en as pas fini avec ton karma, cl tu vas bientôt le découvrir… »
Rageuse, quittant la pièce et dévalant les escaliers à l’allure d’un cheval blanc, Angie court maintenant sans direction dans les couloirs de TES369, sa longue capuche blanche volant. Elle ne pense plus qu’à une chose maintenant : rejoindre Nikola, qu’elle sait probablement en bonne compagnie dans les salons de la Station.
En pleine crise, elle hurle son nom à tue-tête à tous les étages, interroge les gens sur son passage, et ne cesse de taper sur tous les boutons des ascenseurs sans réaliser la panique qu’elle provoque : ses cris ont résonné jusqu’au sommet de la tour.
À bout de forces, elle finit par s’effondrer au sol, inconsciente.
* * *
Dans la salle de discussion, entouré par les membres du
Conseil les plus influents, Nikola se délecte depuis le début de la soirée d’enfin pouvoir dévoiler ses derniers travaux et aspirations pour la Station. Marie-Jeanne, la seule femme du groupe à pouvoir assister aux assemblées nocturnes, est exaspérée par ses élans trop narcissiques à son goût.
— Quand avez-vous commencé à saisir les principes de vie que vous vantez ? lance-t-elle insidieusement, alors qu’il allait enchaîner sur un autre sujet.
— Dès l’âge de 7 ans, à la suite d’une maladie neurologique qui m’a fait perdre tous mes cheveux, je suis resté seul de longs mois à l’hôpital. Je trouvais étrange que les gens autour de moi soient détendus, voire heureux de la situation. Ma famille semblait sereine, et même détachée de cette dure réalité, ne venant me visiter que très rarement et souvent par obligation. Mes parents paraissaient satisfaits de l’avis pitoyable des médecins sur mon état de santé, sans se poser trop de questions, alors que j’étais terrifié rien qu’à les entendre parler en leur absence.
— Hum, une enfance difficile, je vois ! Et vous continuez d’ailleurs à vous en apitoyer. Ah, quelle piteuse génération !
Le Conseil rit en chœur. Nikola n’y prête pas attention.
— Grâce à cette expérience, je me suis mis à réfléchir sur des aspects fondamentaux de la vie, reprend-il. Pourquoi sommes-nous ici ? Comment se fait-il que je sois conscient et que se passe-t-il autour de moi ? Pourquoi suis-je emprisonné à l’hôpital alors que mes camarades ont une existence paisible et heureux dehors ? Je le vivais comme une punition et personne ne me donnait de réponse acceptable.
— Ahhh, quel malheur ! renchérit Marie-Jeanne désabusée, se levant de sa chaise. En ce qui me concerne, je vais me coucher. Et je vous laisse, Messieurs à vos niaiseries de deuxième dimension !
— Comme j’étais enfermé à longueur de journée, continue Nikola, imperturbable, je n’avais rien d’autre à faire que d’observer. Il me semblait que les gens s’imitaient comme des perroquets !
Le Conseil applaudit le plaintif, tandis que Marie-Jeanne claque son éventail sur la table et quitte définitivement la soirée.
— Les infirmières, les intervenants, les visiteurs, les patients – toujours la même routine, soupire Nikola.
Personne à vrai dire ne se demandait si les règles suivies étaient correctes ou non ! À moins que ça ne soit la fin de leur vie – enfin, de ceux que je voyais périr en ces vieux mouroirs médicaux. Tout à coup, ils se projetaient dans tout ce qu’ils n’avaient pas réalisé, en se disant que leur vie était passée si vite.
— Comment avez-vous développé cette capacité de résilience ? Et dites-nous qui vous a donné l’impulsion de tous ces travaux ? demande Jared, qui a rejoint le groupe de discussion, affublé d’un costume de cow-boy.
— A la suite de cette longue hospitalisation, j’ai eu de nombreuses difficultés de réadaptation à l’école. J’ai subi des abus de la part des autres élèves et de mes professeurs, car mon raisonnement n’était pas compris.
— Harcèlement scolaire ! Classique, j’adore ! relève Jared.
— J’avais d’excellents résultats, mais j’étais humilié sans cesse pour mon intelligence et mes notes, mon physique aussi. J’ai perdu la plupart de mes anciens amis, qui me considéraient désormais comme faible – j’ignore encore pourquoi ! Nous autres, élèves bizarres – car je n’étais pas le seul, heureusement – demeurions isolés dans un coin de la cour, loin des camaraderies banales et des jeux de groupe, au risque d’être pris pour cible de railleries et d’humiliations, ‘fout ce qui était enseigné ne m’intéressait pas vraiment, il me fallait de longues heures de lecture à la bibliothèque avant de rentrer à la maison, où régnait un enfer impitoyable entre ma mère et mes sœurs. Mon père, lui, se tenait à l’écart, pour seulement faire pleuvoir les coups en cas de débordements. Afin de me sentir aligné avec mes valeurs, je m’acharnais à étudier, jusqu’à l’épuisement, chaque soir à la lampe torche dans mon lit. Passionné de musique classique, d’art et de nature, je restais constamment dans ma chambre, qui représentait pour moi comme une tour de contrôle. Dans ma solitude, malgré tout le rejet extérieur, je sentais comme une présence m’envelopper – une présence autre que celle de mes parents – qui me faisait marcher droit et qui m’aimait au-delà de tout. Quand je regardais tout autour de moi, je voyais de la structure dans la nature, des animaux passionnants ; de l’organisation, un équilibre incroyable et parfait ! Alors, j’ai commencé à penser qu’il y avait probablement quelque chose d’invisible qui transcendait tout, quelque chose qui existait dans l’espace, au-delà du réel : ça m’a donné une force exceptionnelle. J’étais l’enfant autodidacte qui accédait au savoir sans rien n’attendre de personne, et ça me faisait un bien fou ! Refusant en prime l’autorité violente exercée dans la famille, je me faisais exclure des établissements les uns après les autres !
— Voyez-vous ça… On dirait moi ! s’esclaffe Jared, tout en applaudissant. Que tout le monde aille se coucher maintenant ! Demain, nous avons encore beaucoup d’émotions à vivre : Angie va expérimenter la transition !
— Quelle transition ? interroge Nikola inquiet.
— Eh bien, la transition avec Aurel-IA ! Tu n’étais pas au courant ? C’est le grand scoop de la semaine !
— Mais non, absolument pas ! Où est-elle ? Dans quelle capsule ? Quel étage s’il vous plaît ?
— Aucune idée ! lance Ézéquiel quittant sa loge. Allez demander à son garde du corps Hàxor, il la suit comme son ombre !
— Hàxor ?
— Son cyborg ! Enfin, son boy quoi ! termine Jared. Le même qui conduit tous les compétiteurs à la Chambre aux scarabées. Il parle, si tu veux savoir. Il est humain, au cas où tu n’aurais pas eu non plus cette info !
— Comment ça ? L’ami d’enfance d’Angie ? Mais que fait-il ici sur TES369 ?
— Qu’est-ce que ça peut te foutre, t’es jaloux ? Tu n’as qu’à poser la question à Tony, il a plus de respect pour ce connard que pour n’importe qui ici ! Allez bonne nuit et gardons de l’énergie pour demain. Ça va secouer !