Paris 20e, prison de la Renaissance.
Menottée et adossée à un pilier métallique, Angie prend son mal en patience, s’efforçant de dissimuler sa douleur. Elle examine l’immense structure qui lui fait face, un cube multicolore à trois entrées, qui lui rappelle instantanément le style des anciens portails de l’Atlantide. Elle reconnaît une technologie utilisée dans l’Antiquité et consistant à esquisser un pentacle avec des pierres pour activer son champ magnétique.
Le brouhaha est impressionnant. En se retournant, Angie découvre une file incroyable, peut-être un millier de personnes, qui attendent derrière elle en se chahutant les places.
— Matricule G89550 ! annonce une voix dans un hygiaphone. Mettez les mains derrière le dos et positionnez-vous sur la ligne jaune ! Vous allez subir une fouille corporelle et nous allons procéder à votre évaluation.
Angie voit deux hommes s’avancer et s’empresser de la palper de haut en bas. Elle tente de rester sereine, malgré le cortisol et la répulsion qui envahissent tout son corps – des gouttes de sueur suintent sur son front et coulent le long de son dos.
— Entrez dans cette pièce et déshabillez-vous intégralement ! ordonne l’un des deux hommes à l’allure plutôt humaine. Tous vos bijoux et objets susceptibles d’interférer à l’examen doivent 32
être déposés dans le bac prévu à cet effet. Piercings inclus. Ensuite, vous subirez un scan physique et neuropsychologique complet, ça ne prendra qu’une dizaine de minutes. Vous devrez porter le casque qui est à votre disposition ici, le système doit vérifier toutes les informations liées à votre identité avant de choisir votre affectation. À l’issue de l’examen, vous mettrez la tenue qui vous sera attribuée par le Conseil d’établissement et serez confiée à nos agents en direction de votre cellule.
Suis-je bien clair ?
— Oui, monsieur l’officier !
Trouvant ringard de se mettre en valeur avec des acquisitions de famille, Angie ne porte pas de bijoux de valeur, seulement quelques pierres aux poignets. Pour elle, les objets restent chargés d’énergie et peuvent transporter d’heureux comme de mauvais souvenirs. Mais elle porte dans le dos un grand tatouage.
Une fois la porte de la cabine close, elle se déshabille et dépose avec nostalgie ses derniers effets dans le bac médical, qui lui rappelle un haricot de dentiste. Et d’un pas inquiet, elle s’avance pour suivre le petit faisceau bleu indiqué par la voix d’Aurel-IA.
— Avancez d’un pas et positionnez votre menton au niveau de la ligne devant vous, s’il vous plaît.
Au même moment, en réunion avec le Conseil sur la station TES369, Antonio di Vi reçoit la retransmission de son scan complet par Metaverse.
— Mesdames et messieurs, annonce-t-il à toute l’assemblée sur écrans géants, le plan a fonctionné avec succès ! Nous avons récupéré notre princesse, elle est en sécurité. De belles révélations vont nous être faites, alors soyez attentifs ! Nous allons pouvoir user de toutes les informations dont nous avons besoin pour poursuivre nos travaux sur la transhumanisation. Je vous rappelle qu’elle n’est pas vaccinée, et que son ADN est intact ! De plus, comme vous pouvez constater, elle est tatouée à notre image : le Dragon ! Nous la placerons donc dans une cellule spécialisée, avec d’autres détenues partageant le même état d’esprit qu’elle, les Sukeban.
***
Il y a encore trois ans, personne n’aurait pu donner un nom précis à tous les petits groupes indépendants qui ont fait leur apparition, à la suite de la première Résistance contre rÉquilibrium. Fort d’environ 20 000 membres, le mouvement Sukeban est né au Japon dans les années soixante où ces écolières ou lycéennes rebelles et violentes pouvaient semer la terreur, bafouant les valeurs sans que personne ne sourcille. Dans l’indifférence générale, leurs pratiques frirent démocratisées et copiées jusqu’en Europe.
Il n’était plus question de former des gangs exclusivement masculins comme les Yakuzas, les femmes étant plus fugaces et malignes que les hommes concernant les stratégies militaires.
Sukeban vient d’ailleurs de deux kangi : la femme et le numéro. La girl boss : la fille-patron. Elles le sont devenues par forme d’émancipation féminine. Elles assassinèrent de hauts dignitaires, déterminées à lutter contre ce grand trafic d’enfants en Asie qui voyait le jour, où les hommes se donnaient le droit de s’approprier les ventres de femmes pauvres, à des fins commerciales, la femme n’étant plus réduite qu’à vivre dans des centres de reproduction pour espérer manger et vivre dignement.
Pour éviter les représailles, elles prirent la fuite en France. Désormais, incarcérées pour meurtre en bande organisée à la prison de la Renaissance, étroitement surveillées et analysées par le Conseil de TES369, les Sukeban attendent une sentence.
** *
À la suite de cet examen neuropsychologique, et troublée par cette expérience qu’elle juge intrusive et abjecte, Angie réalise qu’elle n’a plus rien à perdre et que le moment est venu d’obtempérer.
Sans violence, elle se laisse escorter par deux cyborgs, à l’armure métallique flamboyante, très peu communicants.
— Matricule G89550 ! dit l’un d’eux. Vous intégrez la cellule huit ! Les codétenues, ici présentes, ont en charge de vous expliquer les règles communautaires et d’hygiène de la prison. Selon l’article 1018 du code de l’établissement, tout écart de discipline peut impliquer des sanctions pouvant aller jusqu’à la mort !
— Bien monsieur l’officier !
Déjà averties de son arrivée, les Sukeban l’attendent installées confortablement sur des lits superposés, mais aucune d’entre elles ne daigne la saluer. L’annonce du robot les fait toutes rire, leur passion quotidienne est de les faire tourner en bourrique.
— Ta gueule ! hurle l’une d’entre elles du fond de la cellule pour amuser la galerie, alors que les autres s’esclaffent toutes.
— Arrête ! envoie une autre. Sinon Robocop va te dégommer la tête !
Sans prêter attention, Angie s’avance, le visage sans émotion et les yeux vides. À chaque pas, elle croise le regard de chacune des filles, laissant planer un froid indescriptible. Une couchette paraît libre, une autre aussi, mais visiblement infestée de fourmis. Elle tente alors une approche.
— Bonjour mesdemoiselles ! Matricule G89550 ! Je ne suis pas contre la colonisation des fourmis, mais je tiens à leur laisser la vie. Qu’en pensez-vous ?
— Moi c’est Florence, enfin Flo ! T’es pas obligée de nous préciser ton matricule, on n’est pas des cyborgs ! Et commence par enlever tes chaussures s’te plaît ! Ici, t’es plus en France, t’es chez nous !
— Moi c’est Enza ! Navrées de notre accueil un peu froid et dissipé, on nous envoie toutes sortes de pétasses qui ne restent pas une semaine dans notre piaule ! Alors on se méfie, tu comprends ? Au premier abord, t’as pas l’air trop conne ! Vous en pensez quoi vous autres ?
— Ouais, le physique compte ! lance la troisième. Moi c’est Lulu. Je la sens bien cette fille, non ?
— Angie, ravie de vous rencontrer ! Mais… Vous ne portez pas de prénoms japonais ?
— Si, mais on préfère utiliser des prénoms français, c’est plus classe ! dit Enza. Et puis comme ça, on sème le respect chez les autres détenues, on n’est pas obligées de leur raconter ce qu’on fait là ! D’ailleurs, on va grailler, tu te ramènes ? On va te présenter à toute la famille. Tu vas voir, y a du monde dans cette prison et pas que des abruties ! Et tu comprendras qu’ici, personne ne nous dit non ! C’est une question d’attitude !
— Ouais, c’est ça ! rétorque Florence. 11 y a tout un tas de règles qu’on est chargée de t’apprendre pour survivre !
— C’est ça, poulette, d’ailleurs tu verras, il y a 4 règles primordiales dans ce trou à rats ! renchérit Lulu.
- La politesse : même si tu ne maîtrises pas forcément au début, bah t’as intérêt ! Tu dis bonjour, car tu vas te prendre des coups de tête ou une fourchette dans la tronche – à moins que tu ne sois en notre compagnie !
- La modestie : si tu te la pètes trop, avec tes cheveux par exemple, tes arguments et ton langage corporel, t’es cuite ! Ici, toutes les filles sont jalouses et dangereuses, elles attendront la moindre défaillance pour te sauter dessus.
- La propreté : si tu sens la sueur, la merde, que tu répands tes déchets autour de toi, c’est de toi qu’on va faire un déchet ! Les lieux communs, c’est sacré ici, si tu balances un papier, t’es morte !
- La ponctualité : si tu ne viens pas à l’heure pour bouffer, ou pour toutes autres choses, il n’y a pas de deuxième service !
— Ça va ! reprend Florence. Du moment que tu ne mets pas dans l’embarras ton prochain, tout ira bien ! Arrête de la perturber, elle vient d’arriver bordel ! Secouée par les émotions endurées de la journée, après toutes ces recommandations, Angie souhaitera rester seule dans la cellule et se recroqueviller au fond de son lit. N’ayant pu se couvrir que du seul drap sommaire sur sa couchette, sans couverture chaude, elle grelotte. Elle ne cesse de songer à Nikola, l’homme qu’elle a laissé sans nouvelles depuis son arrestation. Elle réalise qu’elle n’aura peut-être désormais plus la possibilité de contact avec lui, ni personne. Vide de solutions, elle ne s’alimentera pas durant plusieurs jours, dormira et méditera sans cesse pour tuer le temps.